"Quand je vais pour m'endormir, j'entends ton âme qui crie."
Histoire de l'amante et de la mystique, dans ses pages il n'est question que d'amour ; amour humain, amour divin. Une passion entre ciel et chair de Christiane Singer est de ces romans qui vous touchent le cœur et l'âme.
C'est la magnifique lecture de Julie Dratwiak qui m'a trouvée la première. Combien de fois ne l'ai-je écoutée suspendue à sa voix, portée avec Éloïse au bord du précipice où au firmament tutoyant ses étoiles les plus scintillantes. La poésie accompagnant même le cœur du drame.
Des laudes aux vigiles, des prémices aux brasiers de l'amour, du feu du ciel à la nuit noire de l'âme, tous les mots nous parlent des métamorphoses de l'amour.
Entre ombre et lumière, la puissance de l'authenticité d'un amour divin incarné.
"Une nuit où Fulbert s'était absenté, Abélard organisa mon évasion. Il me fit passer en Bretagne chez sa sœur afin d'échapper aux sévices de mon oncle et de pouvoir mettre notre enfant au monde en toute quiétude. Pour brouiller les pistes, je voyageai dans un habit de religieuse que nous nous étions procuré par la connivence d'un ami. Rien ne nous laissait soupçonner alors que cet habit revêtu par ruse allait être d'ici peu celui de tous les jours de ma vie.
J'entre, avec ce voyage, dans la zone d'ombre de mon existence.
Je le sens à la réticence soudaine de ma plume à former les mots. Désormais je flaire la proximité du drame à venir - oui, la vieille chienne que je suis flaire le passage du connu à l'inconnu, du familier au menaçant. Comme dehors dans la nature, notre vie a ses zones claires et ses zones incertaines où erre le maléfice. Longtemps j'ai interdit à ma mémoire l'accès de certains lieux - si bien qu'ils sont restés inhabités, livrés aux forces inconscientes. Il m'arrive maintenant d'en conquérir chèrement un espace, d'en exorciser une enclave. Un simple regard amène posé sur un épisode, un motif, une rencontre me paraît exercer le même effet bénéfique que l'édification d'un oratoire, d'une petite chapelle, d'une croix dans un endroit infesté de loups et de brigands - un signe d'espoir pour le voyageur égaré.
Ainsi, à l'instant le seuil de la maison du Pallet où Milli, ta sœur, m'attend. Je m'y attarde. Pluie, pluie. Tornade soudain chargée de grêlons qui tambourinent sur l'auvent de pierre grise. Les volets claquent, tentent de s'arracher aux gonds. Une ardoise tombe du toit avec fracas. La pluie torrentielle s'écoule à gros bouillons dans les ravines qu'elle creuse au sol. Dans l'entrée où je pénètre, les houppelandes poissées de pluie sont suspendues aux patères. L'eau s'en égoutte sur les dalles. Sous chacun de nous se forme un lac. J'entrevois par l'entrebâillement d'une porte la grande cheminée. Je me hâte d'entrer. Assise sur le petit banc, je laisse avec ravissement griller mon ventre et mes joues. Le bois pète et craque et crépite, la pluie grésille, l'eau et le feu se parlent, j'ai chaud, je ris du bonheur d'avoir chaud, je supplie Milli de me parler de votre enfance.
Et voilà que l'image clignote et s'éteint, comme sous un coup de vent la flamme d'une chandelle. Et de nouveau, ma plume devient rétive. Le terrible effort de dire les choses, d'oser les prendre en main !
À cette époque, s'infiltre une souffrance. Elle n'est pas due à la pression d'événements extérieurs. Non. Quel pouvoir auraient eu contre nous les séparations, les médisances, la furie de mon oncle à ma disparation, les mille obstacles ?
Tout cela, j'ose le prétendre, ne nous eût rendus que plus aptes à aimer - tremblant sans cesse l'un pour l'autre et nous oubliant nous-mêmes. Toutes ces épreuves ne pouvaient qu'affiner l'amour. Ce dont je parle était d'une autre nature - et avait lieu entre nous. Deux amants sont deux pièces de bois aux mains d'un maître ébéniste qui s'entend à imbriquer les tenons et les mortaises avec tant de perfection que les deux pièces n'en font qu'une. Puis l'atmosphère change et les pièces issues d'abatages divers commencent de travailler chacune de son côté, jusqu'à craquer, jusqu'à se soulever, jusqu'à se fendre dans les adents. Voilà ce qui était en train d'avoir lieu - nos visions divergeaient soudain."